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« Suramortissement vert » et crédit-bail avec option d’achat de navire : vision pratique, par Guy TOULIN

Environnement & qualité - Environnement
Transport - Mer/voies navigables
12/12/2022
Le mensuel Le Droit Maritime Français (DMF n° 852) fait le point dans son édition de décembre sur le dispositif du « suramortissement vert » défini par l’article 39 decies C du Code général des impôts (CGI) qui est une incitation fiscale visant à encourager les acteurs du secteur maritime à s’orienter vers la transition écologique en investissant dans des navires décarbonés.
Guy TOULIN, « Suramortissement vert » et crédit-bail avec option d’achat de navire : vision pratique, DMF 2022 n° 852. 
Avant d’aborder de manière empirique le mécanisme fiscal et sa mise en place pratique dans le cadre d’opération de crédit-bail avec option d’achat, l'auteur Guy TOULIN rappelle l’origine et les raisons de cette incitation en exposant égalemement la finalité du dispositif dans un monde qui doit faire face aux conséquences toujours plus prégnantes du dérèglement climatique.

Extraits 
« [...] Concrètement, l’article 39 decies C du CGI met en place un système de déduction fiscale exceptionnelle qui a pour but de favoriser la réduction de la pollution causée par les différents moyens de propulsions des navires en encourageant les propriétaires de navires de commerce, de transport de marchandises ou de passagers à « décarboner » leur flotte en investissant dans des équipements de propulsion et/ou d’escale plus écologique. Il s’agit donc d’une incitation fiscale. A noter que cette déduction est encadrée au niveau européen. [...] Concernant les entreprises concernées, pas de changement : ne peuvent bénéficier de la déduction fiscale exceptionnelle que les entreprises soumises à l’impôt sur les sociétés (IS) et à l’impôt sur le revenu (IR). Les entreprises ayant leurs résultats imposés sous le régime de la taxe au tonnage sont exclues du dispositif. En revanche, le critère afférant à la condition de rattachement géographique a été assoupli. Initialement, le dispositif était ouvert aux navires armés au commerce battant pavillon d’un des Etats membres de l’Union européenne ou d’un Etat partie à l’accord sur EEE qu’à la condition qu’ils réalisent plus de 30% de leurs escales dans des ports français ou passent plus de 30% de leur temps de navigation dans la zone économique exclusive française. Ce critère a été abandonné car jugé beaucoup trop contraignant par les professionnels du secteur. En effet, une telle contrainte ne permettait pas de rendre attractif le dispositif pour les propriétaires et/ou locataires de navires qui n’avaient pas vocation à exercer une activité commerciale avec un lien de rattachement fort avec la France. Rendre le dispositif du « suramortissement vert » accessible à des navires non contraints à une zone géographique identifiée permet d’élargir son bénéfice à un plus grand nombre de navires en fonction du type d’équipement effectivement installé. A ce jour, le dispositif s’applique aux biens relevant des catégories suivantes :
- Equipements spécifiques utilisés pour la propulsion principale ou pour la production d'énergie électrique destinée à la propulsion principale des navires (i.e. les équipements véliques et notamment, depuis la loi de finances pour 2022, les moteurs alimentés à l’hydrogène, au GNL, au GPL, au GNC, à l’ammoniac, au méthanol, à l’éthanol ou au diméthyl éther - étant précisé que l’ensemble de ces équipements qui doivent être acquis à l’état neuf peuvent être installés sur des navires qui sont déjà en service) ; 
- Equipements destinés au traitement des gaz d'échappement (sont concernés les équipements de traitement des émissions atmosphériques des navires permettant aux navires qui les ont installés d’atteindre un niveau de performance environnementale supérieur à celui imposé par la règlementation au regard de critères spécifiques) ; et 
- Equipements destinés à l'alimentation électrique durant les escales par le réseau terrestre ou au moyen de moteurs auxiliaires utilisant le GNL ou une énergie décarbonée et les biens destinés à compléter la propulsion principale par une propulsion décarbonée. 
En fonction des catégories d’équipements neufs choisies, le taux de déduction sera de :
- (i) 125% pour les équipements qui utilisent l’hydrogène ou toute autre propulsion décarbonée comme énergie propulsive principale ou pour la production d’énergie électrique destinée à la propulsion principale des navires éligibles ;
- (ii) 105% pour les équipements qui utilisent du GNL comme énergie propulsive principale ou pour la production d’énergie électrique destinée à la propulsion principale des navires éligibles ;
- (iii) 85% pour les équipements destinés au traitement des gaz d’échappement installés sur le navire et ;
- (iv) 20% pour les équipements destinés à l'alimentation électrique durant les escales par le réseau terrestre ou au moyen de moteur auxiliaire utilisant du GNL ou une énergie décarbonée ainsi qu'aux équipements destinés à compléter la propulsion principale du navire.Dès lors, moins les équipements installés produisent d’émissions de gaz à effet de serre, plus la déduction pouvant être appliquée est importante.
 A noter que pour la détermination des coûts supplémentaires, ceux-ci sont établis en comparaison avec les coûts d'installation (hors frais financiers) de biens et équipements dont les performances environnementales sont moindres ; en d’autres termes, les coûts engendrés par les installations permettant une réduction des émissions de gaz à effet de serre qui n’auraient pas été nécessaire si le navire avait été construit sans considération environnementale.
 Il faut néanmoins préciser que depuis le 1er janvier 2022, la disposition législative relative au mécanisme du « suramortissement vert » prévoit désormais des plafonds à l’assiette de la déduction pour les biens éligibles au dispositif.
 Ces plafonds (de montants différents) concernent :
- (i) l’installation d’équipements permettant l’utilisation du GNL, du GPL, du GNC, de l’ammoniac, du méthanol, de l’éthanol ou du diméthyl éther comme énergie propulsive principale ;
- (i) l’installation d’équipements ou biens destinés à compléter la propulsion principale du navire par une propulsion décarbonée et ;
- (iii) par l’installation d’équipements ou de biens destinés au traitement des gaz d’échappement.
- En revanche, toute autre propulsion principale décarbonée ne fait pas l’objet de plafond. Ainsi, la volonté du législateur est d’inciter les professionnels du secteur à tendre vers les moyens de propulsion les plus « verts » possibles comme notamment l’hydrogène et la propulsion vélique.
 Enfin, s’agissant de la répartition de la déduction dans le temps, cela n’a pas changé : elle est répartie linéairement sur la durée normale d'utilisation du navire.
 
LES INCIDENCES PRATIQUES EN MATIERE DE CREDIT-BAIL AVEC OPTION D’ACHAT
Il s’agit ici du dispositif de « suramortissement vert » de manière pratique dans le cadre d’une opération de crédit-bail avec option d’achat.  
Attardons-nous un instant sur ce type d’opérations. En matière mobilière, le crédit-bail avec option d’achat est une opération par laquelle une personne physique ou morale va prendre en location un bien ou un équipement, préalablement acquis par un établissement de crédit ou une société de financement, et disposera d'une faculté d'acheter ce bien à la fin du contrat de location, moyennant une somme déterminée à l’avance dans ledit contrat. Ces opérations sont relativement fréquentes en matière de financement maritime et constitue une alternative au financement hypothécaire. Lorsqu’un armateur souhaite faire l’acquisition d’un navire et qu’il ne dispose pas de la trésorerie nécessaire ou qu’il ne souhaite pas autofinancer l’acquisition, il va ainsi se tourner vers un établissement de crédit pour structurer le financement de ladite acquisition. C’est à ce stade que l’établissement de crédit concerné va proposer à son client d’avoir recours à un crédit-bail avec option d’achat du navire. La mise en place de ce type de financement repose sur une structure et une documentation juridique éprouvée. Concrètement, une société ad hoc va être constituée (une SAS de préférence pour plus de souplesse) et sera (i) détenue intégralement par l’établissement de crédit qui arrange l’opération et (ii) intégrée fiscalement à cet établissement. Cette société aura pour objet d’acquérir le navire (généralement lors de la livraison du navire) et le donner en location coque-nue en crédit-bail avec option d’achat à l’armateur. L’acquisition sera notamment financée au moyen d’un prêt bancaire senior et d’un prêt subordonné consenti par l’armateur.
Le principal attrait de ce type de financement est que la société ad hoc bénéficie d’une sorte de « translucidité fiscale » qui va permettre de réduire les coûts liés au financement.
Mécaniquement, l’établissement de crédit (associé unique de la société ad hoc propriétaire du navire) va réaliser des économies d’impôts par la remontée des pertes réalisées par la société ad hoc (au titre de l’intégration fiscale). Il va ensuite faire bénéficier le locataire (l’armateur, en l’espèce) d’une partie de ces économies d’impôts en lui octroyant notamment des réductions de loyers. Il s’agit donc d’une structuration particulièrement attrayante qui permet à l’armateur, lors de l’exercice de l’option d’achat, de financer un navire et l’acquérir pour un montant plus attractif.
A la suite de cette brève explication, voyons désormais la façon dont le « suramortissement vert » peut s’appliquer dans le cadre d’une opération de crédit-bail avec option d’achat.
Tout d’abord, il faut bien veiller à ce que la date d’acquisition des équipements ou de construction du navire s’inscrive dans les différents délais précisés dans l’article 39 decies C du CGI (i.e. du 1er janvier 2020 ou 2022 (selon la déduction appliquée) au 31 décembre 2024). Le bénéfice de la disposition ne s’applique pas encore au-delà de ces délais mais cela pourrait être amené à changer en fonction du succès ou non de cette disposition.
Ensuite, concernant l’applicabilité de la déduction exceptionnelle, en plus de l’entreprise propriétaire du navire, la déduction peut également être pratiquée par le locataire selon certaines conditions. Si nous suivons le raisonnement développé ci-dessus au titre duquel la société ad hoc (filiale de l’établissement de crédit qui porte l’endettement bancaire) devient propriétaire du navire, il est préférable que ce soit elle qui applique le dispositif du « suramortissement vert » et que dans le même temps le locataire opte pour le régime de la taxe au tonnage. En effet, c’est ce qu’il y a de plus pertinent au regard de la structuration du financement étant donné qu’à ce titre le propriétaire va déjà faire bénéficier des économies d’impôts à l’économie de l’opération.
Il faut toutefois noter que le propriétaire qui donne le navire en location ne peut bénéficier de la déduction exceptionnelle qu’à la condition que le locataire ne la pratique pas lui-même (dans la mesure où il a exercé l’option pour le régime de la taxe au tonnage). Ainsi, en plus de s’assurer que le locataire n’applique pas la déduction, il faudra veiller à ce que la documentation contractuelle prévoit des déclarations et engagements très clairs à ce sujet pour éviter de perdre le bénéfice du « suramortissement vert ». Il s’agit d’un point important à surveiller car une partie de l’économie de la transaction repose sur ce dispositif. Il faut aussi faire attention à ce que l’ensemble des engagements et des déclarations du locataire relatif à l’applicabilité du « suramortissements vert » soit rédigé avec précisions pour éviter toute remise en cause de la déduction. En complément, le propriétaire qui impute la déduction exceptionnelle et donc profite de l’avantage fiscal doit impérativement le rétrocéder au locataire sous forme de réduction de loyers au même rythme auquel le propriétaire pratique la déduction. En pratique, l’économie d’impôt engendrée par le dispositif du « suramortissement vert » ouvrant droit à la rétrocession sera appliquée au montant de la déduction pratiquée annuellement au taux d’IS appliqué par le propriétaire. Par conséquent, la rétrocession au locataire doit être alignée et intervenir annuellement. Ce qu’il faut garder en tête, c’est que le montant d’impôt rétrocédé annuellement doit être acquis par le locataire au plus tard à la clôture de chacun des exercices au titre desquels le propriétaire impute sur son résultat fiscal la déduction exceptionnelle. La documentation devra bien retranscrire ce séquençage pour bien rester dans les clous de la disposition fiscale et ne pas perdre son bénéfice.
Il est important de mentionner dans la documentation qu’à chaque exercice social au titre duquel la déduction exceptionnelle va s’appliquer, les équipements décarbonés mentionnés au paragraphe ci-dessus demeurent installés. Dans la négative, la déduction n’est plus possible. Si l’une des conditions prévues aux paragraphes I à IV de l’article 39 decies C du CGI n’est plus respectée pendant la durée normale d’utilisation du navire, le contribuable perd le droit de pratiquer la déduction et les sommes déduites au cours de l'exercice et des exercices précédents sont rapportées au résultat imposable de l'entreprise qui en a bénéficié au titre de l'exercice au cours duquel cet événement se réalise. Il est également souhaitable que la documentation mentionne clairement le coût des équipements supplémentaires installés neufs sur le navire ainsi que la répartition linéaire de la déduction sur la durée normale d’utilisation du navire.
En définitive, l’application du « suramortissement vert » à des opérations de crédit-bail avec option d’achat permet d’engendrer des économies d’impôt non négligeables qui permettent in fine de réduire les coûts du financement d’un navire décarboné. Ainsi, pour un établissement de crédit réalisant ce type d’opérations pour financer l’acquisition de navires décarbonés par leur client, cela va lui permettre de lui proposer l’arrangement d’un financement plus incitatif et respectueux de l’environnement évidemment à la condition que le navire et ses équipements remplissent les conditions fixées par le législateur. De nos jours cette réduction de coût est la bienvenue face à l’augmentation significative des coûts de construction des navires du fait du contexte géopolitique tendu et de la crise énergétique.  
 
LA TRANSITION ECOLOGIQUE EN LIGNE DE MIRE
Selon l’Organisation maritime internationale (OMI) près de 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre proviennent du transport maritime et ces émissions ont augmenté de plus de 10% lors des dix dernières années. Face à ce constat et à la part prépondérante du maritime dans le commerce mondial (90 % des marchandises consommées sont acheminées par bateau, à un moment ou un autre) et dans la mondialisation, la communauté internationale s’est saisie depuis plusieurs années des conséquences écologiques de cette source de pollution atmosphérique. Dans un contexte d’augmentation toujours plus importante des échanges internationaux, la volonté des pouvoirs publics est de réduire de manière significative les émissions de gaz à effet de serre rejetées par les navires de transport de marchandises et de passagers. L’objectif de l’OMI est de réduire d’au moins 50% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 (par rapport à 2008).
Ainsi au regard des développements qui précèdent, le législateur français a notamment souhaité miser sur l’incitation fiscale pour encourager les professionnels du secteur maritime à « verdir » leurs investissements et ainsi contribuer à la transition énergétique. Le dispositif va pousser les propriétaires de navires à investir dans des navires plus respectueux de l’environnement. En effet, ils vont pouvoir réaliser des économies d’impôts qui vont contribuer in fine à réduire les coûts liés à l’investissement d’un navire. Il s’agit donc d’un mécanisme gagnant-gagnant. A noter que l’Etat et certaines collectivités territoriales accordent également des subventions à des projets innovants orientés vers la transition écologique.
Concernant les aspects financement, de plus en plus d’établissements de crédit sur la place de Paris sont contraints/encouragés (selon le point de vue) en interne de décarboner leur portefeuille d’actifs et ainsi à ne plus financer certaines classes d’actifs comme des pétroliers, certains chimiquiers, des plateformes offshores, certains croisiéristes etc. Pour diversifier leur portefeuille, ils vont devoir donc se tourner vers le financement d’actifs décarbonés. Que ce soit les professionnels du secteur maritime ou les établissements de crédit qui les financent, tous vont travailler dans le même sens pour encourager la transition écologique et contribuer à la croissance bleue. L’actualité récente montre que des entreprises de transport maritime s’impliquent davantage dans la transition écologique. Certains projets comme les voiliers-cargos de la société TOWT, le projet Wisamo de Michelin et de la compagnie Maritime Nantaise (installation d’une voile gonflable, rétractable et automatisable sur les navires pour permettre une réduction de carburant de 20%) et la volonté de CMA-CGM d’utiliser le GNL comme moyen de propulsion de ses navires (moins polluant que les combustibles traditionnels) sont autant d’exemples qui prouvent que l’économie du transport maritime s’oriente vers une mutation Toutefois, cette dernière va prendre du temps et surtout va nécessiter d’énormes investissements notamment de la part des armateurs. La déduction fiscale exceptionnelle de l’article 39 decies C du CGI va permettre d’encourager cet élan».
 
 
 
Source : Actualités du droit